par Michel Claeys Bouuaert
Depuis plusieurs années, régulièrement, la nation se penche sur les programmes d’éducation de ses enfants, et se pose des questions essentielles :
– comment faire face aux défis de la transmission des savoirs de manière à ce que nos enfants soient, à l’âge adulte, suffisamment dotés de compétences de toutes sortes pour répondre intelligemment aux défis de l’avenir ?
– quelles connaissances seraient à même de former des acteurs parfaitement adaptés à notre société et à son évolution ?
Pour Joseph Chbat, Professeur et chercheur en Philosophie au Collège André-Grasset, les travaux de Howard Gardner, 1983, ont montré qu’il ne suffit pas de développer le QI pour assurer la réussite d’un individu : il y a des facteurs émotionnels qui comptent tout autant que les facteurs intellectuels et dont l’éducation ne se préoccupe pas dans la formation professionnelle.
En 1997, la thèse de Daniel Goleman démontre que la partie émotionnelle de notre cerveau est à la base du développement non seulement de notre pensée rationnelle mais aussi de l’ensemble de notre personnalité. C’est elle qui explique notre succès et nos prouesses, nos déboires et nos échecs.Dans la mesure où nous sommes motivés par l’enthousiasme et le plaisir que nous procure ce que nous faisons (…), les émotions nous mènent à la réussite. C’est en ce sens que l’intelligence émotionnelle est une aptitude maîtresse qui influe profondément sur toutes les autres en les stimulant ou en les inhibant.
Le temps n’est plus, aujourd’hui, à s’interroger sur la place que pourrait prendre le développement émotionnel, relationnel, social ou civique dans nos pratiques pédagogiques, mais à préciser la manière dont on peut réellement et efficacement intégrer ces nouvelles orientations.
Les directives de l’Education Nationale sont claires : les compétences que doivent développer les élèves (telles qu’énumérées dans le ‘Livret Personnel de Compétences’ et le ‘Code de l’éducation’[*]) comportent, outre les domaines traditionnels, deux domaines intitulés « des compétences sociales et civiques » d’une part, et « de l’autonomie et de l’initiative des élèves » d’autre part. Or, de l’avis même des concepteurs de ces directives, ces domaines ‘ne font pas encore l’objet d’une attention suffisante au sein de l’institution scolaire’.
Ces directives précisent :
‘Il s’agit de mettre en place un parcours civique constitué de valeurs, de savoirs, de pratiques et de comportements dont le but est de favoriser une participation efficace et constructive à la vie sociale et professionnelle, d’exercer sa liberté en pleine conscience des droits d’autrui, de refuser la violence. L’objectif est de préparer les élèves à bien vivre ensemble par l’appropriation progressive des règles de la vie collective. Chaque élève doit être capable :
– de communiquer et de travailler en équipe, ce qui suppose savoir écouter, faire valoir son point de vue, négocier, rechercher un consensus, accomplir sa tâche selon les règles établies en groupe ;
– d’évaluer les conséquences de ses actes :savoir reconnaître et nommer ses émotions, ses impressions, pouvoir s’affirmer de manière constructive ;
– de respect de soi-même autant que de respect des autres (civilité, tolérance, refus des préjugés et des stéréotypes, refus des discriminations) ;
– de résoudre pacifiquement les conflits ; refus de la violence ;
– de sens de la responsabilité et de solidarité ;
– de jugement et d’esprit critique ;
– de construire son opinion personnelle, de juger par soi-même ;
– de motivation, de confiance en soi et de détermination ;
– d’esprit d’initiative, passer des idées aux actes, prendre des décisions, prendre des risques ;
– de s’impliquer dans un projet collectif ;
– d’échanger, d’informer, d’organiser, d’établir des priorités ;
– de curiosité et de créativité.
Ces directives représentent un progrès indéniable dans la réforme des programmes de l’Education Nationale. Toutefois, trois remarques s’imposent face à ces exigences :
1° Ces directives restent très générales. Il y a un pressant besoin de clarification des outils autant que des stratégies pédagogiques qui permettront d’atteindre ces objectifs.
2° Les compétences indiquées, pour être essentielles, n’en sont pas moins relativement incomplètes. Pour faire un travail efficace dans les domaines indiqués, il est nécessaire d’aller plus loin dans la définition des compétences requises et de ce qui est exigé des enseignants.
Autant pour le fonctionnement harmonieux de l’environnement scolaire que pour la réussite scolaire et le développement de la personne, d’autres créneaux d’apprentissages se révèlent tout aussi indispensables. Ainsi, par exemple, n’est-il rien dit sur ce qui permet d’instaurer un climat de confiance dans un groupe, des sentiments et de la gestion des émotions, de la maîtrise des schémas de pensée, de la gestion du stress ou de la relaxation…
3° Il convient, bien entendu, d’assurer une formation adéquate des enseignants afin qu’ils puissent mettre en œuvre les stratégies et les outils nécessaires. Quelles sont les formations offertes ? Quels contenus ? Quelles compétences nouvelles permettront aux enseignants de mettre en place l’environnement propice aux apprentissages requis ?
C’est à l’ensemble de ces questions que s’adresse ce que nous choisissons d’appeler ‘l’éducation émotionnelle et sociale’.
Qu’est-ce que l’éducation émotionnelle et sociale (EES) ?
L’EES regroupe les diverses approches et stratégies éducatives permettant de développer les compétences liées aux différents aspects de la relation à soi-même, aux autres, à l’environnement et à la collectivité.
L’EES propose donc, facilite et accompagne des apprentissages en relation avec le bien-être physique, émotionnel et mental, l’estime de soi, l’ancrage dans un espace de confiance et de créativité libérée, le sens de responsabilité envers l’autre et l’environnement.
Elle intègre la notion des intelligences multiples, de l’éducation active, de la discipline positive, de la tolérance, de la bienveillance, de la coopération… et se consacre au développement personnel autant qu’à l’intégration sociale, l’équilibre intérieur et la gestion efficace de son existence.
Elle facilite l’accès aux outils pédagogiques, clarifie les stratégies et propose des pistes de sensibilisation, d’action et de formation.
Fondée sur l’éducation active et participative, sur le jeu et l’interaction ludique, le partage et la coopération, l’EES vise à promouvoir la coopération et la paix entre les individus, à l’opposé du chacun pour soi, de l’insouciance ou de l’intolérance.
Elle cherche à responsabiliser l’individu, à l’amener à intégrer le fait qu’il est pleinement créateur de sa réalité intérieure d’abord, de sa vie extérieure ensuite, et enfin de la réalité collective dans laquelle il évolue.
Ses stratégies utilisent au maximum la dynamique de groupe, l’auto-apprentissage, l’auto-évaluation et l’auto-responsabilisation, tout en laissant au partage et aux compétences communicationnelles (autant verbales que non-verbales) une place prépondérante.
L’EES est pluraliste et non-confessionnelle. Personne ne peut se l’approprier. Elle n’appartient à aucun groupe et ne suit aucun enseignement en particulier. Elle regroupe, autant que possible, les différents acteurs et différentes approches, cherchant à développer les synergies, soucieuse de renforcer chacun dans ce qu’il est et ce qu’il entreprend.
La réussite scolaire n’est pas une affaire de QI
L’EES considère que tout apprentissage relève d’un processus relationnel où l’émotionnel (voire l’affectif) conditionne largement la performance.
Il en résulte deux éléments déterminants pour l’approche pédagogique :
– le ‘processus d’apprentissage’ implique que l’élève ‘apprenne’ en découvrant progressivement par lui-même, par sa propre expérience, de manière active donc.
– Quant à l’environnement émotionnel, il implique que doivent être réunies un certain nombre de conditions pour que soient levés les inhibiteurs de l’apprentissage et stimulés ses prérequis.
Les prérequis d’un apprentissage réussi comportent, outre les compétences préalablement acquises, d’indispensables éléments de confiance, d’estime de soi, de motivation et de détente.
Les moteurs des apprentissages sont le désir, le plaisir, l’ambition et la détermination, tandis que l’angoisse, le doute, le pessimisme, le stress et les pressions diverses fonctionnent comme autant d’inhibiteurs.
De ceci il résulte que l’environnement émotionnel et relationnel se trouve au centre de toute performance, comme de tout apprentissage, tant dans le domaine scolaire que dans tout autre domaine. Il ne s’agit donc pas d’un luxe ni d’un « plus », mais d’une condition essentielle à toute réussite et au bien-être en général.
Stratégies de l’enseignant formé à l’éducation émotionnelle et sociale
Dans cette perspective, l’enseignant est invité à opérer une série de recadrages de son action pédagogique. Il est désormais davantage ‘facilitateur’ dans un processus d’apprentissage qu’un modèle à suivre ou un fournisseur d’information. Il pose des questions plus que n’offre des réponses, guide la découverte plutôt que n’évalue l’assimilation. Il écoute, soutient, apprécie et encourage bien davantage qu’il n’exige l’attention sur ce qu’il cherche à communiquer.
Jusque-là, bien des enseignants le savent, et parfois l’appliquent spontanément, souvent sans avoir été spécifiquement formé dans ces domaines. Mais au-delà, il reste encore bien des compétences à développer. Il faudra constamment se soucier de placer l’élève dans une situation d’autogestion et d’auto-évaluation. Il faudra reconnaître ses choix et l’aider à clarifier ses intentions, ses objectifs. Il faudra l’aider à identifier ses ressources ainsi que son propre mode, style et rythme d’apprentissage. Il faudra pouvoir identifier les schémas négatifs, les doutes, les peurs, les dénis… et inviter à les recadrer en schémas positifs. Au-delà de la relation enseignant-élève, l’enseignant doit apprendre à utiliser au maximum la dynamique du groupe comme base des apprentissages. Il doit veiller à une bonne intégration de l’élève dans le groupe, susciter des travaux en équipe, des apprentissages entre pairs et faciliter lamise en commun des ressources. Il gèrera la dynamique de manière à obtenir un environnement positif et stimulant, dans lequel chacun se sent entendu et reconnu. Il doit pouvoir reconnaître, accueillir et gérer les émotions, démontrant une maîtrise personnelle, une acceptation et une capacité à refléter, renvoyant chacun à son propre vécu, à ses propres apprentissages, tout en invitant chacun à prendre ses responsabilités et à solutionner les éventuels conflits. Il doit pouvoir guider la recherche de solutions aux immanquables défis (relationnels ou autres). Il doit pouvoir faire de la médiation et, le cas échéant, enseigner la médiation. Il doit pouvoir appliquer une discipline positive, dans un esprit de soutien et de reconnaissance de la valeur individuelle de chacun. Il doit enfin pouvoir gérer son propre stress et ses propres émotions de manière à offrir la démonstration de ce qu’il est censé enseigner.
L’éducation émotionnelle et sociale vise donc autant la formation des enseignants que celle des élèves. Guider les apprentissages en matière d’intelligence émotionnelle ne peut venir de discours, de sermons, de règlements ou de sanctions. Les apprentissages requis ne se font qu’à travers les prises de conscience qu’offre l’expérience. Offrir des mises en situations, faire éprouver des états divers, provoquer la réflexion par le jeu, les simulations, les travaux en sous-groupes, les études de cas ; explorer le non-verbal autant que le verbal… et bien d’autres consignes essentielles et indispensables, tout cela représente une approche nouvelle avec laquelle tout l’enseignant gagnera à se familiariser.
Si donc ces arguments ont trouvé un quelconque écho en vous, deux directions se profilent :
1. Proposer une éducation émotionnelle et sociale aux enfants dès l’école primaire ;
2. Donner une formation à l’EES dans les Ecoles Supérieures du Professorat et de l’Education.
Car, comme le remarque Pascal Caglar, Professeur de Lettres et Inspecteur de l’Education Nationale, « ce travail sur le corps, sur le mental, sur l’émotionnel, à qui le confier ? Qui est prêt à l’assurer en classe ? Les formateurs potentiels sont là, psychothérapeutes, psychologues, coachs, comédiens, éducateurs… Les prochaines Écoles supérieures du professorat et de l’éducation devraient bien inscrire à leur programme ce type de formation à l’éducation émotionnelle, faute de quoi l’école continuera à tourner en rond autour de ses valeurs et de ses règlements, de ses textes solennels et de ses appels sans écho.»
Liens et formations
Michel CLAEYS BOUUAERT, auteur de plusieurs guides pratiques sur l’éducation émotionnelle[†] et initiateur d’un Forum de l’Education Émotionnelle, propose une formation professionnelle qui aborde la majorité des thèmes de l’éducation émotionnelle et sociale. La formation est modulable selon les besoins et les demandes. Les participants passent de l’expérience à l’animation des divers outils, pour enfin concevoir et tester leur propre programme d’EES appliquée.
L’Association pour l’Education Émotionnelle a pour mission non seulement de renseigner sur les diverses formations qui répondent à ses objectifs, mais d’offrir aux animateurs et formateurs en EES un espace de rencontre, de coordination, d’échange de ressources et d’analyse de leur pratique professionnelle dans le domaine. Elle ne fonctionne pas elle-même comme organisme de formation.
[*] Voir le Code de l’éducation, article L721-2 et article D122-3 + article annexe (créé par Décret n°2006-830 du 11 juillet 2006 – art. ANNEXE (V).
[†] Pratique de l’éducation émotionnelle (éditions Le Souffle d’Or)
Education émotionnelle de la maternelle au lycée (Souffle d’Or)
Enseignants CPS – guide pratique d’éducation aux compétences psychosociales. (10 livrets)